Au fil des jours

La table aux géraniums

geranium-lierre-zoomIl est 18h50. Elle est pimpante, joyeuse, gaie et souriante. La cinquantaine passée, dépassée, la soixantaine promise, peut-être même prochaine. Elle porte bien son âge et sûrement un peu moins. On sent que l’âge l’intéresse et qu’elle fait tout pour atténuer ses effets. Et ça lui réussit plutôt bien. Cheveux bien rangés, tenus par une jolie barrette bleue, petite robe d’été rose et légère, qui masque ses formes tout en les mettant en valeur, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. Sandalettes de cuir bon marché, pourquoi payer cher pour acheter une paire alors qu’on peut s’en offrir plusieurs pour l’été et pour le même budget ? Pourquoi être toujours raisonnable ? Sac à main accroché au bras gauche, elle regarde la carte placée en évidence sur le trottoir. Menu à 22, menu à 29, menu gastronomique à 44 ou à la carte. Elle verra bien.

18h50 devant le restaurant sur le port, en terrasse, face aux bateaux rentrés au calme pour la nuit. Ça sent le rendez-vous à 19h00 ça !! Elle s’approche, désigne à la serveuse une table haute, près des géraniums généreux. Approbation d’un sourire, d’un clignement d’œil et d’un rapide geste de la main. C’est bon, elle s’installe. Elle remet ses lunettes de soleil. C’est fou ce que la Normandie est lumineuse cette année, surtout sur le soir. Un regard discret dans la vitre de la véranda. C’est bon, l’allure est plutôt sympa, la soirée va être bonne. Elle pose son sac sur ses genoux, fouille discrètement et extrait son téléphone. Ah, le portable, ustensile indispensable aux terriens du XXIe siècle. Et que c’est pratique pour les amoureux !! Un petit mot et hop, on a des nouvelles immédiatement, instantanément. Ah, tiens, pas là, justement. Pas de message. Elle pensait qu’elle aurait un petit sms comme il sait si bien les écrire. Elle avait bien remarqué que son téléphone n’avait pas sonné, mais elle pensait qu’elle n’avait pas entendu. Voilà tout. Pourquoi s’inquiéter ? Il doit être sur la route. C’est sûrement un type prudent. Mais en fait, elle ne sait pas trop. Ces sites de rencontre, ça permet de prendre contact avec les autres, mais ce ne sont que des mots. Des images au mieux. Qui est-il vraiment, elle ne le sait pas. Mais il a su faire monter la sauce comme on dit. Petits mots sur le site, échange de numéros de téléphone. Coups de fil rapides, puis plus longs. Puis des heures au téléphone à chercher à se connaître. Se dire des mots, entendre des mots, susurrer des mots, se bercer de mots. Quelques photos échangées. La vidéo ? Elle n’a pas voulu. Elle souhaitait qu’il la voie nature, sans passer par une caméra. Juste ses yeux. Un peu comme une virginité d’antan…

19h00. Plateau de fruits de mer, buffet de la mer… La serveuse s’approche.

– Vous êtes seule ?

– Non, nous sommes deux, j’attends quelqu’un. Il va arriver.

– Ah les hommes, souvent en retard.

– Oui, c’est son habitude !

Pourquoi avoir répondu ça ? Pourquoi faire croire qu’elle a l’habitude d’attendre et de manger au resto avec lui ? Peut-être a-t-elle simplement envie que cela devienne une habitude…

D’un geste machinal, elle regarde son téléphone. Puis sourit.

– Voulez-vous boire quelque chose en attendant ?

– Un verre d’eau, je veux bien ?

– Plate ou gazeuse ?

– Oh, une carafe, ça ira.

– Je vous apporte ça.

– Merci.

Nouveau sourire complice entre femmes, signe de la main. Ca va ? Ca va…

19h10, verre d’eau, les touristes arrivent par familles entières. Et s’installent. Et parlent fort. Et rient. C’est les vacances. Le moment où on se lâche un peu ! Un coup d’œil au portable. Une gorgée d’eau fraiche. Maxime. Pas de nouvelles. Ne s’est-elle pas emballée trop vite ? Elle ne le connait pas en fait. Ce rendez-vous, ils l’ont fixé ensemble. Elle ne connaissait pas ce restaurant. Ou plutôt si, elle passe devant presque tous les jours, mais elle ne s’est jamais arrêtée. C’est lui qui a proposé. Elle a juste eu à accepter.

Regard sur le téléphone. 19.15. Toujours rien. Menu. La serveuse va et vient, elle court. Le coup de feu se précise. Elle passe et repasse à côté de la table. Petit sourire. Mais le sourire complice du début devient sourire de compassion. Le regard sur le téléphone se fait plus pressant, plus agacé, moins patient.

Un nouveau couple se présente à l’entrée. La serveuse observe la salle. Complet. Désolé, repassez dans une heure. Pour le moment, nous sommes complets. Son regard s’arrête sur la table haute près des géraniums. Toujours seule, son verre d’eau dans une main et son téléphone dans l’autre. Le regard se fait fixe, perdu. Elle regarde sans voir. Fixe les bateaux, suit des yeux les passants. Il doit y avoir un peu de vent, car son regard se fait trouble, comme si l’œil était mouillé, comme si un moucheron était venu se placer dans son œil. Mince, une petite larme coule. Et puis elle a froid, met son gilet sur ses épaules, alors que près d’elle, tout le monde est en T shirt ou en petit haut léger.

19h30. La serveuse passe à nouveau, observe les tables dont elle s’occupe et s’arrête. La table près des géraniums est vide. La chaise haute est tirée, la carafe est vide, le verre est à moitié plein. Pas une miette, pas un morceau de pain, pas une tache sur la nappe. Elle remet tout en place. Jette un regard le long de la jetée. Au loin, une tache rose monte dans une voiture.

 

Ver sur mer le 3 Aout 2014. © JM Bassetti. Reproduction interdite sans l’accord de l’auteur.

 

© Amor-Fati 3 août 2014 Tous droits réservés. Contact : amor-fati@amor-fati.fr

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