Au fil des jours,  Frissons

Par la fenêtre

jardinUn hôpital.
Grand bâtiment de pierre, de fer et de verre. Immense entrée des urgences, ballet incessant des ambulances et des voitures de particuliers. Grand hall, cafétéria, fleuriste, marchand de journaux. Malades devant la porte, la perfusion à roulette à la main droite, la clope à la gauche. La promesse de la vie d’un côté, celle de la mort annoncée de l’autre. Des centaines de personnes qui entrent et qui sortent chaque jour. Un bouquet de fleurs, une boite de gâteaux, un paquet de bonbons. Un sourire, un soulagement, une angoisse, une boule au ventre, une autre dans la gorge, un soupir, des larmes.
124. Un numéro sur la porte.
Une porte rouge, large, à la poignée démesurée. Une fenêtre étroite sans poignée. Qui n’ouvre pas. Sur rien. Pas moyen d’aérer, de prendre un bol d’air, de respirer. Quatre murs peints en deux teintes de bleu. Une moins pisseuse que l’autre, ça donne de la gaieté. Ca atténue la tristesse. Trois cadres : un sous-bois, la mer et la montagne. Une télé accrochée au milieu du mur. Des fils qui pendent.
Deux placards, une salle de bains.
Deux lits.
Une fenêtre.
Dans le lit près de la fenêtre, un homme assis. Il regarde par la fenêtre.
Dans l’autre lit, près de la porte, un homme couché. Il regarde le plafond.
« Y a-t-il toujours des fleurs dans le jardin de la maison de pierre ? demande l’homme couché.
– Oui, répond l’homme assis. Elles sont encore plus belles qu’hier. Les tulipes sont ouvertes ce matin. C’est une véritable festival de couleurs.
– Et les oiseaux ? demande l’homme couché.
– Chaque jardin possède son rouge-gorge, parait-il, répond l’homme assis. Celui de la maison de pierre vient de passer. Il s’est posé sur un cerisier. Attendez. Attendez…
– Quoi ? Que se passe-t-il ?
– C’est la sortie de l’école, les enfants sortent et passent en courant. Ils sont gais, je le vois sauter et rire. Le rouge-gorge s’est envolé. Il vient juste de passer devant la fenêtre.
– Mais je ne les entends pas les enfants, déplore l’homme couché.
– Non, hélas. Double, triple vitrage, fenêtres blindées impossibles à ouvrir. Des fois qu’on voudrait sauter.
– C’est dommage. J’aimerais tant me mettre à la fenêtre pour voir tout ce que vous me décrivez.
– Ca viendra, ça viendra. Quand vous irez mieux, vous pourrez venir regarder. Pour le moment, reposez-vous. Je me rassois pour dormir un peu aussi.
Et les deux hommes s’endorment. Les fleurs dans les yeux et les oiseaux en tête.
La faucheuse.
Elle vient. Ici, plus qu’ailleurs. A l’hôpital, elle est chez elle. Elle entre dans les chambres, elle fauche. Pas tous évidemment, mais elle fait son marché. Quotidiennement.
Les deux hommes ne l’ont pas vue venir, entrer dans la chambre. Il faisait nuit. Il faisait noir. Il faisait silence. La surveillante de garde était pourtant là, mais la dame est venue sur la pointe des pieds.
Et elle a emporté l’homme.
L’homme assis.
Près de la fenêtre.
Un grand paravent sépare les deux lits. Un grand paravent triste et gris qui cache pour quelques heures  le lit de celui qui n’y sera bientôt plus. Pourquoi pas un paravent à fleurs ? Pour dédramatiser tout ça. La mort n’est pas toujours triste à l’hôpital. Elle soulage parfois.
Celui qui part.
Pas ceux qui restent.
Parce qu’ils restent.
L’homme couché appelle l’infirmière.
« Je voudrais vous demander une faveur. Puis-je être placé près de la fenêtre, là où était mon voisin il y a encore peu de temps. Les journées passeront plus vite en regardant le jardin. Les fleurs et les oiseaux. Les enfants et les mariés. Les vélos et les motos. Les femmes en robes courtes. Tout ce que m’a décrit mon voisin assis.
L’infirmière jette un œil par la fenêtre, mais ne s’attarde pas. Elle sourit. Elle sourit de son joli sourire de femme gaie qui vient de voir pour son plaisir ce qu’il va voir prochainement.
– Bien sûr, dit-elle, vous y serez bien. »
Et le temps passe. Les heures, les jours, les semaines.
L’homme couché va mieux. Petit à petit, il arrive à se redresser légèrement, en s’appuyant sur son coude. Un nouvel homme couché est venu prendre sa place dans le lit près de la porte
Et un matin, pour son plus grand bonheur, l’homme couché de la fenêtre devient homme assis. Il se redresse, se pose sur son céans et regarde vers la gauche.
Il va voir le jardin, les oiseaux, le rouge-gorge, les femmes aux jupes courtes.
Il s’appuie sur ses mains, se redresse le plus qu’il peut. Son corps quitte presque le lit.
Il regarde.
Et il voit.
Derrière la fenêtre, à quelques mètres à peine, se dresse un mur.
Un mur bête, un mur gris. Même pas taggé, même pas peint, même pas décoré.
Un mur. Mur.
Et l’homme assis sourit en regardant ce mur.
Il repense à son voisin. A son regard, à sa voix. Au bien qu’il lui a fait pendant tous ces jours.
Au plaisir qu’il a eu d’imaginer ces choses qui n’existaient pas.
Du moins pas à cet endroit. Pas à ce moment.
Et les jours passent.
Et un matin :
« Excusez-moi, Monsieur, dit l’homme couché, pourrais-je vous demander un petit service ?
– Bien sûr, si je peux vous aider, répond l’homme assis.
– Puisque vous avez la chance de pouvoir vous asseoir, pourriez-vous me dire ce que vous voyez par la fenêtre ? La vue de ce plafond m’est insupportable. Et vous, vous…
La tête de l’homme assis tourne un peu. Un jour, il savait que ça arriverait.
– Juste en face de la fenêtre, répond l’homme assis, se trouve un……
Il réfléchit, marque une pause. Avale sa salive, revoit l’image de l’homme assis près de la fenêtre lorsque lui-même était homme couché.
– Un ?
– Un jardin, c’est le jardin d’une grande maison avec un toit de chaume.
– Un toit de chaume, ici ?
– Oui oui, je vous assure. Et dans ce jardin…..»

 

© JM Bassetti. Le 30 septembre 2014. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.

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